Le premier assaut
contre la Sorbonne

de Rudyard Kipling

Sachez ô Gens Cultivés, Hautement Cultivés et Moyennement Cultivés qu’aux temps préhistoriques où la Tour Eiffel n’émettait que des cartes postales illustrées, où les gens se faisaient tirer par de simples chevaux — parceque ni T.S.F. ni automobiles n’avaient été conçues ni imaginées, on voyait dans Paris, à intervalles irreguliers, un jeune Anglais, qui n’avait pas le génie des examens.

Et s’adjoignaient à lui, à intervalles irreguliers, un élève des Beaux-Arts qui souhaitait la réforme radicale de l’Art Français et la destruction du Musée de Cluny (pourquoi cela, je l’ignore, mais il déclarait que c’était nécessaire), et un étudiant de la Sorbonne, qui, ayant raté un examen, à cause de l’injustice des examinateurs, réclamait l’anéantissement de la Sorbonne, du faîte à la base; et aussi le Neveu Unique de sa Tante, qui, après des libations répétées, ne désirait plus rien que son lit. (Pourquoi, je l’ignore, mais avec lui, cela finissait toujours par là).

Et il arriva – pour des raisons inhérentes à la psychologie de la Jeunesse, laquelle est imortelle, immuable, et vagabonde, que ces quatre-là se trouvèrent à une heure du matin entre Cluny et la Sorbonne, dans la lumière de la lune d’été, qui, en ce temps-là, et sous ce méridien, était d’une splendeur incomparable, et stimulante au delà des stimulants. Stimulé par elle, l’élève des Beaux-Arts prononça un discours retentissant sur L’Art Français tout entier, tournée vers le Musée Cluny (pourquoi là je l’ignore, mais il se proclamait anti-traditionnaliste), au moment précis où, sous l’effet du même stimulant, l’étudiant de la Sorbonne addressait à la façade de la Sorbonne, endormie dans le clair de lune, un retentissant discours sur l’injustice des examinateurs. Et les discours simultanés retentissaient à la manière de ces paroles qui dégelaient dans la grande bataille des Arimaspiens at des Nephelibates.

Et cela fut, et cela dura, ô Gens Excessivement Cultivés et Approximativement Cultivés jusqu’à l’arrivé, au temps marqué, d’un gendarme pareillement ignorant et des aspirations de la Jeunesse, et et de la nécessité des réformes en manière d’art et d’enseignement.

Et celui-là, à son tour, prononça une harangue retentissante sur l’ordre public; en sorte qu’il y eut trois harangues simultanées en plein retentissement entre Cluny et la Sorbonne.

Et cela fut, et cela dura, ô Gens Discrètement Cultivés, jusqu’àu moment ou le Neveu Unique de sa Tante entonna (ainsi qu’il faisait toujours avant d’aller se coucher), une chanson de ce temps-là, qui etait un compendium des us et moeurs des gendarmes.

Or, donc, il y a trois retentissantes allocutions, et une chanson pleine des plus fines remarques anthropologiques, qui retentissent simultanément entre Cluny et la Sorbonne. Et chacune était proferée en pleine voix, au grand trot, à toute allure, tout autour de la Sorbonne, dans la pleine lumière de ce clair de lune d’été parisien. qui, dans tous les temps, a surpassé tous les clairs de lune qui aient jamais brillé partout ailleurs sur la planète. Et quand le gendarme, ignorant des effets de ce clair de lune, qu’il attribuait à des libations répétées, fut las de courir et de parler,et que les orateurs, et le Neveu Unique de sa Tante. furent las de courir et de discourir et de chanter, il apparut a chacun, le gendarme excepté, que les temps étaient venus d’anéantir la Sorbonne du faite â la base, en la renversant de leurs seules mains sous le clair de lune.

Et cela, ô Gens Scientifiques et Astronomiquement Cultivés, c’était l’effet psychologique de ce clair de lune parisien qui rendait toute action, à cette heure, normale, inévitable, possible, et désirable. Et cela fut, en vérité, et cela en vérité, ils l’entreprirent,—tous quatre en ligne, poussant de leurs seules mains. Mais le gendarme, fatalement peu imaginatif, et soucieux uniquement de la conservation des monuments publics, appela lâchement des renforts,—ce qui rendit nécessaire la fuite dans ce clair de lune; fut laissé par derrière (car il avait vraiment envie d’aller au lit) le Neveu Unique de sa Tante—non pa nécessairement livré aux poursuites, mais comme garantie de moralité. Et les gendarmes l’emmenèrent (où, je ne sais, mais ça lui coûta cinquante francs.)

Et la venue de l’aurore mit un terme aux Délices et sépara les Compagnons.

Après cela, ô Gens Supérieurement Cultivés, et Précocement Cultivés, et Tardivement Cultivés, les années passèrent avec une précision mathématique et une vélocité exactement proportionnelle à leur nombre, qui fut de trente. Alors l’Anglais s’aperçut qu’il était devenu son propre père, (Pourquoi, je ne sais, mais vous remarquerez que cela arrive toujours) et la Sorbonne voulut le voir officiellement.

“Hélas!”, dit l’Anglais. “Je n’ai pas le génie des examens, mais, en mon âme et conscience, je …”

“Laissez donc votre conscience tranquille”, dit la Sorbonne, “Nous vous ferons Docteurs sans examen du tout.”

Donc il se mit en route â trois heures de l’après-midi — ce qui, Dieu le sait, n’est pas deux heures du matin — parcourant les chaussées, parfaitement asphaltées de tout Paris, dans une automobile conçue suivant les derniers perfectionnements de la mécanique; et il vit certainement tous les fils du gendarme qui s’était montré ignorant également de la poésie at des aspirations de la Jeunesse (mais il ne l’interpellerent ni ne le poursuivirent) et il vit également les fils et les filles de cet étudiant qui avait raté son examen. Et il fut proclamé Docteur dans un vaste hall rempli par les vivants, et cinq fois rempli par les morts (qui sont toujours présents dans ces occaions-là) et il prononça les paroles qu’il dominait par crainte de laisser échapper les paroles qui le dominaient, et il rit de ce rire dont on rit de peur d’être obligé de pleurer.

Et quand tout fut accompli, il rencontra un homme(Jamet Brayer, tel était son nom,mfcar il avait piloté nombre de petits navires vers de grands ports) qui lui aussi, malheureusement, était devenue son propre père, et l’Anglais lui dit: “En mon âme et conscience je commence à me rappeler, sinon la figure, du moins les yeux d’un certain étudiant qui a raté un examen ici même.”

Et l’homme répondit vivement — : “Qu’est ce que tu me chantes-là ?”

Et l’Anglais dit: “En mon âme et conscience, je commence à me rappeler aussi son nom.”

“Negatur” dit l’homme, “car cela c’est le secret de la confession.”

“Negatur” dit l’Anglais, “c’était le secret de la Police”.

“Negatur” dit l’homme, “car, vous vous en souvenez, le seul nom qui le gendarme obtint cette nuit-là fut celui du Neveu Unique de sa Tante. Nous le laissâmes…”

“S’endormir dans les bras du gendarme”, dit l’Anglais, “et il l’appelait Mathilde”.

“Et il fut assez idiot pour donner son vrai nom”, dit l’Homme.

“Ce qui désola profondément sa Tante”, dit l’Anglais.

“Et ça nous coùta douze francs cinquante a chacun pour payer son part de son amende”, dit l’Homme.

“Mais ça le valait”, dirent les deux ensemble. “Ça le valait bien”.

“Je suis très heureux”, dit l’Anglais après un moment de profonde réflection, “d’être Docteur ès Lettres et non ès Histoire, car en mon âme et conscience je dois livrer ce conte à vos enfants.”

“Alors, n’oubliez pas d’en tirer les applications morales”, dit l’Homme.

(1) Il n’est pas à recommander d’essayer de renverser la Sorbonne, de vos seules mains, eussiez-vous même raté un examen; car vous pouvez, un jour, là précisément, devenir Professeur ou Docteur ès Lettres;

(2) La Psychologie de la Jeunesse est immortelle, homogène, et immuable.

(2a) Idem de la psychologie du Gendarme de Paris.

(3) Les Francais et les Anglais, ensemble peuvent accomplir n’importe quoi, à n’importe quelle heure, de leurs seules mains.

 

First published in Paris in L’Information Universitaire
of 21 December 1921, translated into French by ‘M.G.’